Claire Le Restif
Claire Le Restif a fait des études curatoriales à Rennes, un master alors intitulé « Le musée d’application ». Elle a toujours travaillé en centre d’art, d’abord en tant qu’assistante polyvalente, assurant la médiation, la communication. Avant de prendre la direction du Crédac en 2003, elle a été commissaire indépendante pendant 3 ans. Ses responsabilités professionnelles s’accompagnent d’un engagement de transmission, puisqu’elle a d’abord été enseignante en master à Paris X, à Rennes, et depuis 5 ans, à Paris IV, où elle est responsable du projet d’exposition et d’édition du master de commissariat d’exposition.
Quels étaient les projets en cours ou à venir ? Quels sont les impacts de la pandémie ?
L'exposition qui était en cours le 15 mars, date de la fermeture du Crédac, était celle du photographe allemand Jochen Lempert. Elle connaissait un tel succès auprès du public, notamment par son ancrage dans des sujets contemporains comme l’écologie, que nous avions décidé de la prolonger jusqu’à début avril. L’exposition suivante de l’artiste Kapwani Kiwanga, A Certain Distance, devait quant à elle ouvrir le 23 avril et a été reportée en janvier 2021. L’ironie de la situation est que l’artiste interrogeait, à la suite de l’anthropologue américain Edward T Hall, la notion de proxémie. Ce projet mettait en œuvre des discussions avec les acteurs sociaux et culturels du territoire, avec des chercheurs, des scientifiques. Cette exposition avait été pensée comme une plateforme d’échanges et de recherches.
Nous espérons rouvrir l’exposition de Jochen Lempert à la fin du confinement, mais il me semble peu probable que les lieux culturels, même de petite taille, rouvrent avant l’été.
Nous réfléchissons aussi à la prochaine exposition de septembre, qui doit être une rétrospective de l’artiste et cinéaste Derek Jarman, conçue en partenariat avec le Festival d’Automne. Nous avions prévu une exposition, mais aussi un séminaire à l’Institut National d'Histoire de l'Art, la performance Blue avec l’actrice Tilda Swinton ainsi qu’une rétrospective des films de Jarman au cinéma d’Ivry. Je crains également que ce soit difficile de mettre en œuvre ce projet. L’ensemble des œuvres se trouve à Londres et les transports d’art ne sont pas prioritaires. Je crains aussi que l’on ne puisse pas présenter ce projet dans sa totalité or, de mon point de vue, ce projet doit se tenir dans son entier. Tous les pans des activités de Derek Jarman et de son œuvre doivent être présents.
Si ce projet ne se réalise pas, cela implique-t-il d’avoir un vide dans votre programmation entre septembre et janvier ?
Il n’est pas envisageable de ne pas mettre en place un projet, ce serait une trop grande coupure avec le public.
C’est difficile intellectuellement de me défaire du projet de Derek Jarman, mais je suis obligée en tant que directrice d’institution de penser à d’autres scénarios, car sans projet artistique nous n’avons plus de raison d’être et nous risquons de perdre nos soutiens financiers. Je dois par ailleurs veiller à mon équipe.
J’ai proposé à mon équipe de réfléchir ensemble à un plan B et enfin à un plan C. Je souhaite, quelque ce soit le plan envisagé et adopté, réfléchir collectivement. Nous sommes à un moment d’empirisme total. Il faut donc se réinventer, prendre le temps de le faire, et penser avec les artistes.
Comment cette période change vos manières de travailler ?
L’interaction avec mon équipe me manque beaucoup, tout est plus différé. Le contact avec les artistes me manque aussi, celui avec les publics également, j’aime recevoir au Crédac et partager mes expositions. Cependant, je commence à me faire aux visioconférences. Pour moi, un des intérêts de cette période est de repenser nos façons de travailler. Les équipes ressentent cette période de façon différente. Même si je dois donner le la, j’ai besoin de toute ma chorale !
Comment attirer et rassurer le public après cette crise ?
C’est assez compliqué car nous avons nous-même besoin d’être rassurés. J’attends avec impatience des directives de nos tutelles. Je ne sais pas si je dois me baser sur mes propres désirs pour envisager ceux du public, mais de mon côté j’ai terriblement envie de voir de l’art. Se mettre à la place du public est toujours délicat, car le public nous surprend toujours. Je pense qu’il faut plutôt être à l’écoute des artistes. Questionner les urgences à montrer tel ou tel artiste, tout en essayant d’être au diapason du monde.
On pourra rassurer les publics, quand nous aurons été nous-même rassurés, et que l’équipe en charge des publics le sera aussi.
Pensez-vous que cette période influence le contenu de votre programmation ?
Oui sans aucun doute ! Je pense aussi qu’au-delà de la programmation, cela va impacter nos moyens. Il est certain que nous allons subir des baisses de subventions et il nous faut déjà penser à changer des choses. Mon programme était assez clairement défini jusqu’en 2022, et je suis désormais partagée entre le fait d’honorer nos engagements et anticiper les baisses de moyens. Nous allons repenser nos priorités, et face à un budget restreint nous allons devoir faire des choix plus locaux, sans toutefois nous renfermer sur nous-même.
À quoi ressemble un musée qui respecte la distanciation sociale ?
La question se pose surtout quand on accueille pour un vernissage, quand on accueille des groupes. Peut-être que les artistes auront des idées. J’ai été frappée par les réflexions que nous avions pour l’exposition de Kapwani Kiwanga ! C’était quasiment un projet d’anticipation ! La question cruciale est de savoir comment faire évoluer ce projet en janvier en tenant compte de la crise. Comment organiser des débats en gardant les distances, comment rassembler, réunir ? Nous avons une page à ré-inventer et il existe aujourd’hui des outils géniaux de réflexion à distance. Mais peuvent-ils remplacer la rencontre physique avec l’œuvre, l’épreuve du lieu, le contact social ? Notre créativité devrait nous permettre de dépasser cette crise sanitaire sans précédent.
Quels sont les moyens numériques du Crédac pour continuer à exister en dépit de la fermeture du lieu ?
Notre site internet et notre identité graphique sont en cours de refonte. J’ai initié en 2008 le programme Royal Garden, un projet curatorial en ligne, très pertinent pour cette période, et dont certaines éditions sont toujours accessibles en attendant la transition vers le nouveau site (royalgarden.credac). Nous avions prévu d’achever ce nouveau site en septembre, mais nous œuvrons d’arrache-pied pour le finir en juin, afin de pouvoir éventuellement travailler un projet artistique numérique.
Tout l’équipe en ce moment propose des témoignages d’expérience au Crédac sur notre Instagram, en partageant des moments marquants pour nous avec le public.
Nous avons aussi demandé à des témoins de l’exposition de Jochen Lempert d’écrire ou de lire leurs textes, permis lesquels Marceline Delbecq, Cécilia Becanovic, Juliette Polet, Romain Noël et enfin l’artiste lui-même. Nous essayons de prolonger les visites de cette exposition même si, pour le moment, elle est endormie. Instagram reste optimal pour des petits témoignages, même s’il ne permet pas un développement critique.
Pensez-vous qu’un commissariat d’exposition à distance soit possible ?
Il y un mois je vous aurais dit non, mais si je réussis à faire mon plan B ce sera un commissariat complètement à distance.
Rien n’empêchera les artistes d’exister et de créer, par exemple les artistes du mail art à la fin des années 1960 ont produit dans un contexte très contraint. Il est possible de garder des liens et un dialogue avec les artistes, ce que je m’applique à faire, mais rien ne remplace le rapport à l’œuvre.
Le digital a ses limites, nous ne pouvons pas tout miser dessus. Si j’arrive à proposer mon projet, en le réalisant à distance, il faudrait tout de même pouvoir le proposer à la visite.
Parvenez-vous à continuer votre prospection et à découvrir de nouveaux artistes ?
J’espérais avoir du temps, mais il a fallu se ré-organiser et mes responsabilités me mobilisent beaucoup : je travaille avec mon équipe, je dialogue avec les artistes, je suis en liaison avec les partenaires. La découverte demande une disponibilité d’esprit que je n’ai pas en ce moment. De même il est difficile d’écrire, mais pas impossible. Je viens de terminer deux textes.
Mon réflexe actuel est plutôt de me tourner vers l’histoire de l’art, d’explorer l’aspect séminal de notre activité. Je crois que c’est un mouvement assez naturel de se tourner vers le passé lorsque l’horizon est incertain.
Comment continuez-vous à garder un cap et de la motivation ?
Lorsque j’ai une idée, aussi embryonnaire soit-elle, je la suis et j’arrête tout ce que je suis en train de faire… C’est mon secret actuellement !
Quel est votre sentiment pour les artistes ?
Je suis convaincue que les créateurs peuvent créer dans n’importe quelles conditions, et créent tous les jours. En revanche, s’ils doivent abandonner leur atelier pour des raisons financières car la crise va être rude, ils vont perdre leur espace de liberté. La précarité est une réalité pour beaucoup d’artistes plasticiens, et ce sont ceux dont on parle le moins. Je crains que beaucoup de galeries ferment également. Je pense aussi aux étudiants et notamment en art, qui sont aussi dans une situation économique difficile.
Pour moi, c’est tout un écosystème qui est extrêmement fragilisé par cette pandémie. J’espère que les centres d’art vont s’en sortir, car nous ils sont un maillon très important pour soutenir les artistes.
Comment leur donner plus de visibilité ?
Il faut inviter les artistes dans nos programmes de manière plus large. Les artistes ont besoin d’une attention et d’un regard sur leur œuvre. Participer à un projet qui ne serait pas une exposition n’est pas toujours suffisant pour eux. Je pense qu’ils sont confrontés à une absence de regard et de retour sur leur travail, ce qui est difficile pour eux.
Ils doivent pouvoir compter sur des aides publiques comme celles dispensées par le CNAP, mais aussi par des initiatives privées.
Quelle(s) œuvre(s) d’art font écho à cette période pour vous ?
Je me nourris de textes, de films, de poésies qui s’intéressent à la question de la nature et de l’ermitage. Je retiens par exemple un petit film sur les archives de l’INA sur un sabotier en 1964 en Bretagne, vivant dans une hutte dans la forêt, qui témoignait d’une solitude heureuse.
Je relis ce qui concerne les expériences pédagogiques de Fernand Deligny. Je relis Robert Walzer, ou encore Vinciane Despret : Habiter en oiseau.
Portrait © Say Who / Charlotte Jolly de Rosnay