Marianne Mispalaëre

Marianne Mispalaëre a étudié à l’ESAL d’Épinal et à la HEAR de Strasbourg depuis 2012. Elle a participé à plusieurs échanges à Berlin, Baltimore et Brazzaville. En 2017, elle a obtenu le Grand Prix du Salon de Montrouge, ce qui lui a permis de faire une exposition personnelle au Palais de Tokyo en 2018. Elle a également été nominée par l’association AWARE - Archives of Women Artists, Research and Exhibitions – en 2018.

Elle expose dans des institutions reconnues en France comme le Palais de Tokyo, mais également à l’étranger à la Fondation Art Encounters à Timisoara.

Sur quels projets travailliez-vous avant ce confinement et quels impacts a eu le confinement sur ces projets ?

Lorsque le confinement a été déclaré, je m'apprêtais à partir à la Villa Arson à Nice pour y donner un workshop d'une semaine. Puis je devais ensuite passer du temps à Marseille afin de débuter un projet qui me tient particulièrement à cœur: le dispositif des Nouveaux Commanditaires allait permettre à des collégiens.ennes, accompagnés.ées de leurs professeurs, de lier leurs expériences de l'exil (vécue ou transmise) à leurs pratiques langagières (beaucoup sont polyglottes) : qu'est-ce que les langues disent que nous ne disons pas ? Qu'est-ce que les langues disent de nous, de nos sentiments d'appartenances, de notre processus identitaire, de notre imaginaire, de nos façons de voir et de comprendre le monde ? Ce projet de longue haleine, soutenu par Barbara Cassin (philologue, helléniste et philosophe) et qui doit se construire sur plus d'une année, convoque par essence une proximité, une confiance, une intimité partagée entre les élèves et moi. Durant le confinement, les premiers échanges avec les élèves se déroulent via internet. J'ai d'abord été très déçue par l'idée que ce travail appelant l'ouverture et l’échange pose ses premiers jalons à 754km de distance. Et puis je me suis vite rendue compte de l'importance de nos rendez-vous pour les élèves, se révélant en tant que moyens de sociabilité et espace de réflexion : deux énergies dont nous avons fondamentalement besoin pour vivre.

En avril et juin, je devais également mener un workshop de deux semaines à l'ENSA de Limoges, déjà amorcé en février dernier. Ce workshop, ainsi que celui de Nice, ont été annulés, sans que les écoles puissent être sûres de pouvoir me réinviter l'année prochaine. Le désir de travailler ensemble et de concrétiser ce que nous avions préparé est là, mais il est désormais impossible de voir loin.

Les écoles et leurs étudiants subissent de plein fouet cette situation. A Metz, où je devais faire partie du jury des DNSEP en juin, personne ne sait ce qu'il en sera des diplômes cette année.

Depuis janvier, je travaille sur la production d'une œuvre relevant du 1% culturel et qui prendra place dans un collège en Bretagne (Finistère) au printemps 2021. Ici aussi, le chantier est arrêté et nous ne savons ni comment ni quand les choses seront reprises en main.

Une pratique artistique se nourrit de rencontres, des évènements extérieurs, en période de confinement ces interactions sont limitées. Comment puisez votre inspiration tout en restant confinée chez vous ?

Plus que limitées, ces interactions sont aujourd'hui inexistantes. Toute inspiration est stimulée, c'est-à-dire que l’impulsion créatrice relève du désir. Comme le répétait Stéphane Le Mercier (qui fut mon professeur à la HEAR), « créer est une course de relai : tu discutes avec les artistes, les concepts, les formes qui t'ont précédé, tu échanges avec ceux qui t'entourent aujourd'hui ». Penser, créer, c'est se situer dans un maillage. Aujourd'hui, les seules personnes qui restent, capables de me transmettre du désir, sont celles présentes dans ma bibliothèque et quelques amis au bout du fil.

Le confinement est une période assez déstabilisante, comment garder un cap et une motivation pendant cette épreuve ?

Il me semble que la question est plutôt : pourquoi garder le cap et par quoi suis-je motivée ? Au fond, suis-je véritablement obligée de garder le cap, de prétendre que tout doit continuer ? N'est-ce pas une belle violence que de faire croire aux artistes que s'ils.elles ne produisent pas, ils.elles ne sont rien ?

Au début du confinement, on entendait partout que Shakespeare avait écrit Le Roi Lear pendant une période de quarantaine. Se dire que nous nous trouvons potentiellement à la place de Shakespeare pourrait être galvanisant. Ce moment pourrait être fantastiquement fécond, s'il était choisi. Mais voilà : il ne l'est pas. L'isolement créatif se prépare, il fait partie d'un processus de réflexion et intervient à des moments précis. Il ne faut pas oublier que nous vivons un enfermement, dont les codes résonnent plus avec ceux de la prison que de la chambre à soi. Nous traversons collectivement une période difficile, quelque soit le métier (ou l'activité) que nous pratiquons en temps normal. Les artistes se sentent obligés de continuer à produire comme si de rien était, en plus encore : nous sommes censés.es écrire Le Roi Lear. Ce genre de récit est surtout culpabilisant à entendre.

Nous vivons un moment extra-ordinaire (qui nous sort littéralement de l'ordinaire), au sein duquel, il me semble, il est impossible de travailler en profondeur. J'ai beaucoup de mal à me concentrer, et j'ai passé les premières semaines du confinement à essayer de comprendre l'incompatibilité entre notre situation (événement exceptionnel) et mon travail (processus créatif) : à quoi bon prolonger les réflexions et observations déjà construites, alors que le monde est devenu tout autre, qu'il a changé de visage ? Nous avons besoin de temps pour comprendre ce qui nous arrive, c'est pourquoi je ne veux pas me précipiter. Donnons-nous le temps nécessaire pour voir les traces laissées par cette tragédie, pour entendre ce qui ne dit pas encore son nom. Réagir dans l'immédiateté, transformer instantanément ce que nous vivons, sont des gestes qui appartiennent aux médias.

Lâchons-nous la grappe, vivons cette période terrible comme bon nous semble ! L'événement que nous vivons tous et toutes, et que nous ne saurions cesser de vivre, nous rappelle à quel point nous sommes fragiles - nous sommes des êtres fragiles. Adieu les héros ! Emparons-nous des moyens dont nous disposons pour prendre soin (de nous, des autres, du vivant et du non vivant). C'est le seul travail qui me parait avoir du sens aujourd'hui : être primitif. « Tout ce qui peut me rendre autonome, il faut le faire » est un mantra que je me répète souvent et qui m'aide à me projeter d'un jour sur l'autre. Autonome ne veut pas dire égoïste, il est une manière d'être dans la proximité et la production du strict nécessaire, de savoir comment sont faites toutes les choses que je consomme. Tendre vers l'autonomie, c'est se faire du bien. Je travaille avec parcimonie, entre-coupant mon temps à l'atelier d'autres gestes. Parfois je ne fais rien, je perds mon temps, et j'essaie de ne pas me culpabiliser avec ça.

Une esthétique du confinement est-elle possible ?

Chaque artiste, chaque individu, réagit selon ce qui lui semble pertinent. Pour ma part, comme je l'évoque plus haut, il me semble dangereux de penser ce moment comme une chance. Le confinement est une conséquence, celle d'une pandémie dont on ne pourra jamais compter toutes les victimes (les cercueils, les dommages traumatiques, les vies réorientées). Il n'a rien de neutre, ni de sain, ni de calme.

Pour dire toute la vérité, je redoute les appels à candidatures et réponses artistiques des mois à venir. Nous vivons depuis plusieurs années avec un gouvernement qui ne sait pas quoi faire de la culture (c’est-à-dire qu'il n'arrive pas à la rendre rentable sous tous ses aspects). Il ne comprend pas la place de la culture au sein de la société, il ne comprend pas ce qu'elle est. Et donc, comme devant tout objet d'incompréhension, il est difficile pour lui d'agir en conséquence. La culture, il l'exige « à vocation d'intérêt public ». Personnellement, cette formule m'échappe complètement. Je dis cela pour expliquer à quel point je redoute uniformisation des tons et des langages artistiques qui émergeront ces prochains mois. Des expos qui ne parlent que d'isolement, de propagation, des photos de villes désertées ; cette perspective me procure beaucoup moins de désir que la période de vide actuelle. Ou, autre scénario n'ayant rien de plus excitant ni constructif de mon point de vue : les artistes vont devenir cet été les sauveurs qui réenchanteront le monde. Les injonctions à utiliser l'art comme un outil d'évasion pour changer les idées de la population, le « feeling-good » vont finir d'achever économiquement et intimement tous les acteurs culturels qui ne s'y plieront pas. L'art qui m'intéresse, tel que je le vis et le conçois, n'a rien d'un outil pour s'évader. Au contraire, il consiste précisément à ne pas regarder ailleurs, à rester là, éveillée, attentive. Comment s'échapper d'une boite dont on ne connaitrait pas les contours ?

On voit se multiplier les expositions virtuelles, et les autres supports numériques, pensez qu’à terme cette présence numérique puisse prendre le pas sur la présence physique des œuvres et des expositions ?

Ce serait une catastrophe, parce que pour moi, l'art est viscéralement quelque chose de physique : l'expérience physique d'une exposition par un visiteur ne peut être remplacée ni par l'épluchage de son catalogue, ni par la navigation en ligne au sein de ses archives ou documents périphériques. On croit avoir vu une œuvre par sa photographie. Et cela vaut également pour la vidéo, que l'on pourrait tout à fait adapter aux écrans d'ordinateurs ou de téléphones portables : le dispositif dans lequel elle est montrée influe sur elle. Ce n'est pas la même chose de prendre le temps de se rendre dans un musée, s'assoir devant un grand écran, faire le lien tacite qu'elle entretient avec les autres pièces de l'exposition, et regarder chez soi cette même vidéo en la consommant directement avec le son et l'écran que nous offre notre matériel. Ces deux contextes entourent l'œuvre tout à fait différemment. Quant à la performance, qui est un instant partagé, je ne vois même pas comment la traduire virtuellement.

D'un autre côté, cette situation met un franc coup de projecteur sur la réalité et ce qui n'y fonctionne pas/plus. Le fait que la culture engendre énormément de pollution et qu'il faut agir en conséquence ne peut plus rester au stade du discours. Il me parait criminel que les commissaires et directeurs.trices d'institutions continuent à sillonner le monde pour visiter des exposition ou des ateliers d'artistes, ou que les artistes pensent des expositions engendrant d'énorme quantité de matières qui sera jetée à la fin de l'expo, soit trois mois en moyenne après son ouverture. Les plateformes virtuelles ne peuvent convenir à toutes les pratiques. Alors que faire ? Peut-être que l'apprentissage de la rareté, de la frustration, feront partie des nombreuses choses qu'il nous faudra désormais intégrer à nos vies remplies, rapides et confortables. Je n'ai pas de solution, ni de leçon à donner ; il me semble simplement qu'à défaut de mal montrer les choses via leur dématérialisation, mieux vaut ne pas y avoir accès du tout.

Sans déplacement c’est toute une organisation qui est mise en péril : tous les évènements, festivals, Biennales sont annulés. Je pense par exemple au Salon de Montrouge, qui donne chaque année une vision fouillée de la scène émergente. Quels pourront être les nouveaux repères sans ces manifestations ?

Ces manifestations donnent à voir une vision de l'art, avec ses codes et ses normes. Heureusement, tout ne s'y résume pas. Si ces événements disparaissent le temps d'une année, peut-être sera-t-il l'occasion d'aller voir ailleurs, au-delà de ces cercles bien définies.

Comment faire en sorte que la crise n’invisibilise pas les artistes ?

Je n'ai pas de réponse à cette question non plus. L'invisibilité d'une communauté (ici des artistes) est toujours quelque chose subit, on en est rarement acteur. Ne pas céder aux sirènes dont je parle plus haut (rentrer dans le moule du formatage et du feeling-good), c'est-à-dire rester sincère envers son travail, me semble être la seule façon, dans les futurs proches et lointains, pour exister. Mais pour exister après, il faut accepter le vide d'avant le 11 mai, donc le vivre tel qu'il est : une réduction de soi.

Qu’attendez-vous des musées, des galeries, de l’État pour vous aider à surmonter cette crise sanitaire ?

J'espère que la liste des artistes qu'ils choisiront d'aider ne se limitera pas à une vingtaine de noms qu'on a déjà vu mille fois. Le milieu de l'art est extrêmement divers, dans ses intentions et ses modes d’existence. La période est extrêmement difficile pour beaucoup d'artistes : difficile psychologiquement, économiquement, matériellement. Encore une fois, la situation exceptionnelle que nous vivons pointe les dysfonctionnements de notre société : le statut des artistes relevant des arts plastiques, mais aussi des commissaires et critiques indépendants, est quasi-inexistant. On ne dira jamais assez l'humiliation ressentie par chacun.e d'entre nous à chaque fois qu'il.elle se bat pour être payé.e et obtenir un contrat de travail, qu'il.elle constate la médiocrité de notre couverture sociale, qu'il.elle doit réactiver son compte à pôle emploi entre deux projets puisqu'aucun dispositif tel que le chômage ou l’intermittence n'existe. Ces claques administratives, qu'on nous adresse régulièrement, sont déjà douloureuses à recevoir en temps normal. Je crains que certains.es ne s'en relèvent pas cette fois.