La porte de l’invisible doit être visible*

C’est dans un espace désert, car interdit momentanément au public, que j’ai pu découvrir l’exposition Les lieux du visible à la Graineterie de Houilles. Partition à huit mains, cette exposition est un dialogue entre quatre artistes : Nicolas Floc’h, Agnès Geoffray, Renaud Patard et Timothée Schelstraete.

Nicolas Floc’h est un explorateur invétéré des fonds marins, et son appareil photographique capture et documente les profondeurs aquatiques. Ses photographies ont une portée résolument artistique, mais sont également utilisées dans les champs de recherche scientifique. Agnès Geoffray utilise la photographie mais aussi des archives photographiques et documentaires pour construire une œuvre qui se joue de l’ambiguïté entre le réel et la fiction. Renaud Patard s’exprime par des collages, des sculptures et utilise leur potentiel plastique autour du thème des espaces clos, comme les prisons. Timothée Schelstraete est peintre. Sa pratique artistique découle d’une déambulation urbaine systématique dont il extrait des fragments du paysage urbain quotidien. Utilisant la photographie comme support, c’est bien l’acte du peintre qui est au cœur de son travail.

Dialogue intergénérationnel, c’est aussi une conversation plastique autour de différents médiums. Le regard du visiteur a le choix entre des peintures, des photographies, des sculptures, ou encore une installation in situ. Cette pluralité offre une réelle vitalité à la visite et plonge le visiteur dans un état d’éveil conscient et actif.

Nicolas Floc’h propose deux séries de photographies, une des côtes bretonnes dans l’espace Grenier, une autre des côtes marseillaises, mais également des sculptures utilisées dans d’anciennes explorations aquatiques au Japon. L’artiste fait voyager notre esprit et nos sens, et nous permet d’accéder en pensée à ces espaces inaccessibles. Dans l’espace central de la verrière, les sculptures de Nicolas Floc’h sont exposées sur le quai. Cette mise en scène ne permet pas aux visiteurs de saisir pleinement la troisième dimension des sculptures. Un peu en hauteur, elles semblent planer et viennent brouiller les pistes de notre perception visuelle.

Agnès Geoffray aussi s’amuse à perturber nos sens. Les trois premières œuvres de l’exposition sont trois photographies, qui n’en n’ont d’emblée pas l’air. Il y a un livre photographié, une photographie d’archive qui ressemble à une peinture, et une création photographique au centre. Inspirées d’un récit fictif autour des chutes du Niagara, ces œuvres titillent l’attraction que le vide exerce sur nous. La force de ces œuvres est littéralement vertigineuse. La création photographique centrale L’abandonnée qui représente une figure féminine sous l’eau n’est pas sans rappeler les prises de vue aquatiques de Nicolas Floc’h, la présence humaine en plus. Dans l’espace Grenier, Agnès Geoffray propose une vitrine rassemblant des matériaux d’archives, des livres, des carnets. Ils sont chargés d’une histoire personnelle, et l’artiste choisit d’en donner ou non l’accès aux visiteurs. Enfin, Agnès Geoffray propose une installation in situ qui entoure le visiteur de sa dimension poétique. Un poème, gratté à même le mur par la main de l’artiste, évoque la surveillance. Le geste de l’artiste assume son imperfection avec humilité.

C’est là un point commun avec les œuvres de Timothée Schelstraete. Ses toiles donnent à voir des défauts, des manques, des reprises. La peinture n’est pas lisse, elle est riche et expressive du travail et du geste de l’artiste. Son exploration urbaine rend hommage aux détails que l’on ne voit plus, qui se fondent dans nos horizons citadins. Les peintures créées pour l’exposition déclinent la thématique des fenêtres, comme frontières, comme miroirs, comme loupes. Elles tissent à travers les différents espaces de la Graineterie une sorte de mirage, et nous touchons presque du doigt les réalités vers lesquelles s’ouvrent les toiles.

Renaud Patard nous invite lui aussi à voir à travers. Mais chez lui, l’œil du visiteur est invité à explorer les parties manquantes des custodes, partie de la carrosserie, souvent fracturées par des individus. Ses collages, ainsi que la sculpture dans l’espace de la verrière, sont autant de variations autour de ce vide et de l’acte de protection qu’il implique ensuite. Composés d’un travail minutieux de dessin à partir de documentations d’archive et de récupération, et d’une forme colorée, ces collages brouillent les pistes entre ce que l’on peut voir et ce qui se refuse à notre regard. Dans un acte réparateur, Renaud Patard crée une délimitation entre l’intérieur, espace intime, et l’extérieur, espace public. Exploration du visible et de l’invisible, l’exposition est unifiée non seulement par une gamme chromatique noire et blanche, rehaussée de quelques touches de couleur, mais surtout par des correspondances fortes entre les différentes œuvres exposées. Il n’y a pas de public pour l’instant et c’est bien entendu dommage, mais l’espace vit quand même et est habité par des œuvres qui, en autonomie, se parlent et se répondent.

*Citation de René Daumal

Exposition Les lieux du visible, 2021, La Graineterie, Houilles.

Je remercie chaleureusement Alexandra Servel de m’avoir ouvert les portes de la Graineterie.

Images :

Kammer, 2021, Renaud Patard

Mixed custodes, 2019-21, Renaud Patard