Lauréate de la Biennale de Mulhouse 023
Louise Belin transforme capitalisme numérique en un site archéo-technologique inépuisable faisant naître sa peinture dans les méandres et les vestiges d’internet. Série par série, elle explore les puits sans fond que sont les portails comme Google, Youtube, les réseaux sociaux, comme Facebook, et s’amuse avec leurs architectures, leurs outils, leurs activités, leurs dérivés et leurs usages : recherche par image, générateur vidéo à 0 vue, street view, groupes et communautés en ligne. Elle y traque les images pauvres que l’on surproduit et surconsomme, tente de les saisir au vol de leur circulation effrénée, fouille les limbes d’internet pour excaver celles qui sont peu répertoriées, qui tout en étant là quelque part n’existent ou n’ont existépourtant pour un nombre infinitésimal d’internautes. Cette recherche patiente révèle la tension, propre à internet, entre une forme hypermnésie, qui stocke tout dans l’espace virtuel, et une forme d’obsolescence inévitable, où la masse engendre une disparition inévitable des contenus. Sans apporter un jugement péremptoire, mais plutôt en le traitant comme une source et une matière plastique, l’artiste laisse entrevoir que les dimensions prises par cet outil internet ont largement dépassé l’entendement humain. Dans la série Les Augures, à partir de la recherche par image de Google, elle joue avec l’algorithme passant d’une image numérique à une image peinte, un rebond qui finit par prendre au piège l’algorithme et l’épuise. Ces erreurs de reconnaissance lui permettent de naviguer dans des analogies de formes, de contours, de couleurs, sans pour autant que les sujets des images n’aient de cohérence. Pour Google Street View Birding, elle a infiltré un groupe Facebook de web-ornithologues, qui faute de temps dans la vie réelle, identifie les oiseaux sur Google Street View. Outre l’absurdité latente entre la temporalité organique et la temporalité en ligne, la qualité des zooms successifs et la détérioration de l’image l’intéressent plus que les considérations animalières qui animent les membres.
En effet, les altérations numériques qu’internet impose aux images par ces compressions multiples, ces copies de copies, ces conversions et transferts entre différents formats et différents canaux créent une matérialité numérique imprévisible que l’artiste transpose en une matérialité plastique. Si elle peint de façon fidèle ce qui s’affiche sur son écran, les possibilités picturales lui permettent d’accentuer les effets numériques : flou, pixélisation. Les supports choisis pour ces peintures – toile, bois, tissus – viennent apporter leurs propres reliefs et aspérités et se mettent au service de cette archéologie. Pour Les Augures, elle peint les miniatures Google sur des tissus emplâtrés – dont le blanc rappelle le fond uniforme du moteur de recherche – et dont les manques de la matière font flotter l’image entre linceul et ruine.
Cette technique picturale renforce la fugacité du sujet des peintures et brouille les pistes d’identification et de compréhension de l’image. Plus celle-ci est noyée dans un flux continu de circulation, plus elle perd ses détails, parfois jusqu’à une forme d’abstraction, démultipliant les possibilités de lecture, comme une tâche de Rorschach répétée à l’infini. En plus des effets visuels, l’artiste exploite aussi les potentialités sémantiques qui dérivent de ces interfaces internet et de leur fonctionnement. La perte de repère glisse rapidement vers le surnaturel : les contours floutés, les flashs, les dédoublements provoquent des hallucinations immobilisées dans l’écran. Ici annonciateurs des phénomènes météorologiques, là révélateurs de spectres et de signes occultes ou encore d’une présence d’extra-terrestre autour de nous. Cette forme de manipulation accidentelle, de trahison de la réalité par un médium impacte la perception de notre monde tangible et nourrit aussitôt des élans complotistes, que l’artiste désamorce pourtant en les fixant picturalement. Elle témoigne d’une fascination pour le surnaturel, une quête de l’ailleurs, mais aussi une certaine forme de crédulité inquiétante, où croire ne devrait plus se suffire de voir. Pétrie de doute, notre civilisation s’en remet à une génération d’Augures 2.0 pour tenter de lire des signes. Ses peintures nous plongent dans la fabrique d’un inconscient collectif qui exprime des choix, manifeste des préférences, des habitudes et produit un langage visuel, rendu cryptique à force de translations. Pour les Augures, en copiant les images, l’artiste recopie aussi les quelques éléments textuels qui les accompagnent sur l’interface de Google. Ces légendes tronquées, rédigées dans des langues différentes, se retrouvent juxtaposées, selon les compositions d’accrochage, créant une sorte de cadavre exquis, plus ou moins sensé ou poétique.
À la manière de Blow-Up, Louise Belin poursuit les conditions d’apparition d’une image sur nos écrans. La série Google Street View Birding est pensée comme une véritable enquête, une observation par l’immersion de ces passionnés d’ornithologie et de leur obsession.
Elle fait également des allers-retours entre ses propres passages et empreintes sur le web, comme pour la série Ce jour-là, il y a 12 ans où elle peint à partir des souvenirs qui pop-up sur son compte Facebook, et les passages d’autres inconnus, comme pour la série To See AnyPart Of Me dans laquelle à partir de vidéo en libre accès de caméras de surveillance à New-York, elle tente de retracer l’itinéraire de Evelyn McHale avant son suicide depuis l’Empire State Building. Cette recherche de la trace qui anime l’artiste est rendue possible par une forme de persistance rétinienne qu’internet met en œuvre selon ses propres logiques d’enregistrement sempiternel et qui semble mettre échec toutes les nécessités prégnantes de la protection des données personnelles et d’une sobriété numérique.
Texte commandé par la Biennale de Mulhouse pour les lauréates de l'édition 023