Il faut céder au temps, c'est une loi de la nature

Il faut céder au temps, c'est une loi de la nature

La semaine dernière j’ai rencontré Lucie Douriaud dans son atelier de la Villa Belleville. Nous avons parlé de son attachement à la nature, sa passion pour les montagnes enneigées. Une semaine après, je suis face à mon ordinateur, et la vue en contre-plongée depuis la fenêtre de mon bureau m’offre une immersion dans le travail de Lucie.

J’ai en face de moi, un paysage montagnard où le blanc du ciel ne tranche pas avec la poudreuse qui recouvre les toits des maisons, les prés et les arbres. La nature m’offre un camaïeu qui hésite entre le blanc et le gris. Ce spectacle silencieux et dont l’immobilité est troublée par la pesanteur qui rappelle à elle la neige perchée sur les branches, me fait tout de suite penser à l’œuvre rn 437, km 154 de Lucie Douriaud. C’est le même dégradé de couleur, le même relief pointu. Le plâtre a remplacé la neige et l’huile de moteur lui a donné cette variation de teintes grises.

Bien sûr, je suis éblouie devant ce paysage de carte postale, mais je ne peux nier qu’il est résolument humain. L’artiste se joue de cette ambivalence entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de l’action humaine. L’huile de moteur fait directement penser aux routes enneigées, qui deviennent rapidement d’une couleur douteuse au passage des voitures. Si mon œil juge, le travail de Lucie Douriaud, lui, ne le fait jamais. Elle porte un regard analytique sur la domestication des espaces naturels par l’homme. Elle puise dans leurs aspects esthétiques une fascination équivalente pour leur beauté et leur laideur. Naturel et artificiel sont mis au même niveau dans le travail de l’artiste, ils se complètent, se répondent.

Son observation des paysages texans, où les plaines sont ponctuées de puits pétroliers, lui a inspirée la pièce s(oil). C’est un jeu d’équilibre, de légèreté, une danse acrobatique entre le plâtre et le métal. Si la vue d’ensemble invoque ces paysages pétroliers, Lucie Douriaud va plus loin dans l’hybridation du naturel et de l’artificiel, puisque des éléments en plastiques broyés noirs, matière dérivée du pétrole, ont été intégrés dans le plâtre. Ainsi la boucle du pétrole est bouclée, de son origine à sa finalité.

Cette intégration de résidus de matières transformées ou organiques, que sont le plastique ou le métal, des coquillages, du sable, ou encore du charbon de bois constitue avec l’utilisation du plâtre, les caractéristiques plastiques du travail de l’artiste. Sa démarche passe d’abord par une étape de recyclage. Dans un souci d’écologie, au lieu d’acheter et d’ajouter une matière neuve, elle préfère récupérer des métaux, des plastiques, glanés de ci de là. Elle s’applique ensuite à les broyer, à les mixer, à les piller, à les tamiser. Son but est d’extraire le degré zéro de ces restes de notre surconsommation. Réduits à l’état de pigment, les objets ne sont plus des objets. Ils ne sont plus que matière et couleur, avec des qualités esthétiques propices à la contemplation et à la naissance d’une émotion.

Sa pratique renoue avec le principe de répétition. Notre rapport à l’art est marqué par l’instantanéité et le “one-shot”. En répétant les mêmes actions indéfiniment, Lucie Douriaud expérimente une autre utilisation du temps et un autre rapport à la matière. Sa pratique créatrice est l’incarnation d’un ralentissement, d’un allongement de la durée. Elle cède au temps et renoue avec le temps naturel, incroyablement long, celui de la sédimentation, de la formation des montagnes, du mouvement des plaques tectoniques.

En 2015, la dalle aux ammonites de Digne-les-Bains lui a inspiré la sculpture Dalle à ammolindt, et cette originalité géologique, due à un soulèvement d’une couche océanique, est également une source d’inspiration pour l’une de ses œuvres à la villa Belleville. Elle a créé des tasseaux de plâtre en très grand nombre, incrustés de résidus de coquillages, de sable, de plastique, et assemblés les uns avec les autres en couches planes, superposées avec des degrés d’angles différents pour recréer un soulèvement*.

Le procédé créatif de l’artiste résulte d’une symbiose entre une observation du monde qui l’entoure, une expérience vivante, émotionnelle et physique avec la volonté cartésienne de décortiquer ce milieu environnant. Son travail est polarisé autour de notions normalement opposées : expérience et raisonnement, naturel et artificiel, art et science. Lucie Douriaud réussit avec brio une synthèse, et ses œuvres tracent une ligne équatoriale équilibrée et tournée vers la recherche et la compréhension de l’origine.

- Rencontre avec Lucie Douriaud, 7 Janvier 2021

Images :

rn 437, km 154 © Lucie Douriaud

rn 437, km 154

s(oil), 2018 © Lucie Douriaud

s(oil), 2018 (détail) © Lucie Douriaud

Dalle à ammolindt, 2015 © Lucie Douriaud

* Cette pièce sera visible lors de l'exposition de fin de résidence à la Villa Belleville