Sans commencement et sans fin
Exposition personnelle de Michele Ciacciofera au Musée d'art contemporain de la Haute-Vienne - Château de Rochechouart (13 mai - 13 septembre 2021)
Avec son énergie créatrice, proche peut-être d’une douce frénésie ou du moins d’une urgence vitale, Michele Ciacciofera a pris possession de l’espace du Château de Rochechouart, ouvrant une brèche dans le récit historique et linéaire du lieu. Le visiteur flotte entre un passé presque fossilistique et un futur d’anticipation presque fantastique. Première rétrospective en France de l’artiste sardo-sicilien, l’exposition sans commencement et sans fin au Château de Rochechouart nous entraîne dans une boucle exhaustive du travail de Michele Ciacciofera.
C’est d’abord l’appel du corps que l’on ressent avant toutes intentions et significations potentielles des œuvres. Qu’elles les chatouillent discrètement ou les interpellent bruyamment, c’est bien à nos sens qu’elles s’adressent. L’esthétisme d’ensemble est donc facile d’accès et on ne peut qu’être touché d’emblée par son harmonie de couleurs. Nuances de bleus des céramiques de l’installation Morphogenesis (salle 1), bruns soyeux de l’installation The Library of Encoded Time (Grenier), ou encore jaunes, roses, verts de The Inner State (Tour) : l’artiste utilise une gamme chromatique large mais toujours dans une cohérence sereine.
Michele Ciacciofera ne triche pas. C’est peut-être sa volonté, d’être authentique. C’est certainement sa manière d’être au monde. Il en va presque dans ses œuvres d’une perception écologique des couleurs. Celles-ci ne sont ni subjectives, ni objectives mais tout simplement vitales, traduisant un état d’éveil à l’environnement naturel et extérieur, que nous devrions toujours garder avec nous. Prise de conscience écologique, décentrement nombriliste ou encore renouveau des relations entre les humains et les non-humains, Michele Ciacciofera impose calmement le principe actif de son travail. L’écoute du monde et de ses corps se prolongent dans la grande diversité des matériaux utilisés : les cadres en bois des œuvres de la série des Bees Books (salle 1), la laine des tapisseries de Janas Code, le verre des méduses au sol de l’installation The Density of the Transparent Wind II (salle 3). Sans pouvoir toucher physiquement les œuvres, il est facile de se laisser aller à la projection sensorielle. En brouillant les hiérarchies de perceptions, Michele Ciacciofera nous invite à « entendre avec les yeux, voir avec les mains, toucher par l’esprit ».[1]
Pas d’artifice esthétique, pas d’artifice non plus dans les processus de création. Bien loin de la grandiloquence Michele Ciacciofera prolonge un héritage de l’Arte Povera, affirme une continuité dans la recherche du naturel, de la fragilité, de l’éphémère. Avec humilité, le geste est guidé par les flux bouillants d’énergie qui composent nos mondes. Certaines œuvres, comme cette forme aquatique flottante peinte de la première salle, naissent d’une répétition du geste de l’artiste. Pour cette peinture, le coup de pinceau a été répété 250 fois, laissant des coulures, traces évidentes de sédimentation. Son processus de création témoigne d’une patience infinie et d’une répétition imperturbable, à l’image des éléments naturels. Défiant toute temporalité proprement humaine, l’exposition porte bien son nom : elle est sans commencement et sans fin.
Le corps du visiteur est happé par la mise en espace des œuvres. Ces dernières multiplient les reliefs, les points de vue. Il y a des œuvres planes : une série d’aquarelles de formes hybrides classiquement dispersée aux murs ; d’autres présentées horizontalement, sur des tables comme The Library of Encoded Time ou à même le sol dans la pièce dédiée The Density of the Transparent Wind II ; d’autres encore, comme Z.E.N. (Grenier) se déploient dans une verticalité précaire. D’une aspérité à une autre, notre regard voyage des ruines passées à la ruine future de nos sociétés. Cette dialectique temporelle peut aussi compter sur la symbiose poétique et pleine de promesses entre les œuvres de Michele Ciacciofera et les différents espaces historiques du château. Leurs rencontres sont à ce point convaincantes que l’on pourrait croire que certaines installations ont été pensées pour les lieux. La troupe de totems, intitulée The Inner States et faite d’assemblages d’objet glanés prend littéralement corps dans la tour circulaire du château. Renforcée par un éclatement des sons et des lumières, l’impression d’évoluer parmi une agora animée est forte. S’agit-il peut-être d’un regroupement inattendu d’épouvantails dans un grenier à blé ? À moins que ce ne soit une scène théâtrale d’un khoros dépareillé ?
L’immersion est à nouveau totale lorsque l’on continue l’exploration dans le grenier du château. L’espace est segmenté par des poutres en bois massives et l’on arrive sur la pointe des pieds dans une ambiance studieuse de bibliothèque immatérielle où le temps n’a pas d’emprise. Les briques de Michele Ciacciofera sont disposées sur des tables d’un bois robuste et rustique et constituent un assemblage de tablettes manuscrites. Ce sont autant de livres ouverts, parcourus d’écritures lisibles ou gribouillées, de signes cunéiformes ou d’émoticônes.
L’intimité du savoir et la puissance de la connaissance se donnent à nous, à rebours des revendications de la supériorité humaine, mais agissant réellement comme un appel à prendre la mesure de l’ensemble des archives vivantes, humaines et non humaines. Les œuvres sont volontairement empreintes de fluidité et l’artiste prêche pour l’abandon de notre dichotomie culture/nature. Les œuvres de la série Bee Books par exemple, reprennent le format archétypal du savoir que sont les livres mais sont en réalité des cadres de ruches, mêlant cire fondue et inclusions de verre et de pigments. Ces œuvres, à mi-chemin entre la danse des abeilles de Karl von Frisch et l’Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret, insufflent à l’exposition leur poésie animale.
La réflexion sur les différentes formes du vivant et leurs relations interpersonnelles s’accompagne aussi d’un pendant plus global et une critique des systèmes de mondialisation est lisible en filigrane. Les œuvres oscillent entre le proche et le lointain : les sacs à cafés collectés auprès des torréfacteurs de la région évoquent bien sûr le commerce mondialisé du café, ses logiques sous-jacentes d’exploitation humaine et naturelle. Le titre de l’installation The Density of the Transparent Wind II peut s’étendre d’ailleurs comme un écho des idées avancées par Françoise Vergés dans son essai Cartographie des vies invisibles et c’est une même convergence qui les lie : révéler les conséquences de nos gestes simples de consommation, que sont les chaines intensives de flux de marchandises, et l’accumulation de labeur humain invisible. Les œuvres de Michele Ciacciofera sont pétries subtilement de ces discours politiques, sociétaux, ainsi mis à notre portée par des formes artistiques concrètes. L’artiste fait de chacun visiteur un Ulysse des temps modernes, alerte sur les dysfonctionnements de son monde et en quête d’équilibres nouveaux.
[1] Denis Diderot, Lettre sur les aveugles