Textes - Interview - 26/05/2020
Après avoir obtenu un diplôme en psychanalyse en 1984, Caroline Bourgeois devient directrice de la galerie Erik Franck, en Suisse, entre 1988 et 1993, puis co-directrice de la galerie Jennifer Flay entre 1995 et 1997.
Entre 1998 et 2001, elle constitue la collection vidéo de François Pinault, à sa demande.
Longtemps commissaire indépendante, Caroline Bourgeois a notamment conçu le programme vidéo “Plus qu’une image” pour la première édition de Nuit Blanche à Paris (2002).
Entre 2004 et 2008, Elle a été directrice artistique du Plateau-Frac d’Ile-de-France, lieu majeur pour la création contemporaine, situé dans le 19e arrondissement de Paris.
Depuis 2007, Caroline Bourgeois est conservatrice des expositions de la collection de François Pinault.
Quels étaient les projets en cours ou à venir ? Quels sont les impacts de la pandémie ?
Je travaillais sur l’exposition à la Pointe de la Douane à Venise Untitled, 2020, avec comme co-commissaires Muna El Fituri et Thomas Houseago. Toutes les œuvres sont installées et nous espérons pouvoir ouvrir cette exposition fin août, nous avons fini l’accrochage en visioconférence, et j’irai sur place dès que possible. En parallèle, j’étais impliquée dans l’ouverture de la Bourse de Commerce à Paris, mais l’ouverture a été décalée au printemps 2021.
La collection Pinault a ses propres institutions d’exposition, mais prête aussi beaucoup d’œuvres, comment la pandémie a-t-elle affectée cette politique de prêt ?
Tous les prêts sont en suspens, par la force des choses, puisqu’il n’y a aucun transport d’œuvres d’art. Je crains que lors de la reprise des transports, les frais soient plus élevés qu’avant la crise sanitaire.
Au-delà des transports d’œuvres, nous sommes contraints de limiter nos déplacements, comment cela influence votre pratique ?
Dans un premier temps, ce sont des raisons personnelles qui me pousseront à limiter mes déplacements. Ensuite, la raison même de ces déplacements est elle-même perturbée, puisqu’il n’y a plus de biennales, ou d’expositions visibles. Enfin, il sera essentiel de se poser la question de la nécessité de ces déplacements. Il me semble que l’on sera plus locaux pour un certain temps.
Pensez-vous qu’un commissariat d’exposition à distance soit possible ?
Pour l’exposition Untitled, 2020, nous avons pu faire un commissariat à distance. De mon côté, j’y suis allée une semaine avant le confinement à Venise : je connais bien le lieu, et les équipes sur place connaissent aussi mes préférences d’accrochage, de sorte que toutes les œuvres ont pu être installées. Pour les deux autres commissaires, n’ayant pas pu se déplacer, nous leur envoyions des photographies de l’accrochage. Je pense qu’un commissariat à distance est possible, en revanche, l’installation passe nécessairement par une présence physique, pour apprécier l’espace, les œuvres et leurs interactions.
Découvrir de nouveaux artistes fait partie intégrante de la pratique du commissaire, est-il possible de le faire à distance ? L’avez-vous fait durant cette période ?
Internet permet d’être prospectif, et offre des moyens de communication. Par exemple, une galerie m’a proposée de faire un Skype pour rencontrer un artiste qui m’intrigue en ce moment. Ce sera une première pour moi.
Durant cette période de confinement, je n’ai pas pu consacrer beaucoup de temps à la prospection, car je devais me concentrer sur la gestion des conséquences de la pandémie. Internet permet d’être intrigué, mais pas d’avoir un avis déterminé. Il m’est souvent arrivée d’être déçue, ou au contraire d’être très enthousiaste, en dépassant la rencontre offerte par internet.
Quel est votre avis sur les expositions virtuelles ?
Je n’avais pas eu l’occasion de voir l’exposition An Optical Revolutionsur Van Eyck au MSK Gand, mais j’ai pu voir la version en ligne. Je dois avouer que l’expérience est totalement différente. Certes, cela donne une bonne vision de ce qu’ils ont rassemblé, mais cela ne ressemble et ne remplace en rien l’expérience physique de la visite.
Il me semble que les expositions virtuelles réussies doivent soit reposer sur des contenus particuliers et adaptés comme la vidéo ou le son, soit apporter une connaissance et des contenus nouveaux. Le Louvre par exemple, en proposant des contenus pédagogiques, a connu une bonne réception de ces expositions en ligne.
Par ailleurs, les réseaux sociaux qui permettent une rapidité de lecture ne sont pas adéquats pour tous les types de création plastique, je pense notamment au conceptuel qui à mon sens est moins saisissant sur ces plateformes.
En ce qui concerne la collection, l’équipe de Venise a travaillé sur des petits cours d’histoire de l’art faits en partenariat avec des graphistes et des adolescents.
Nous allons aussi bientôt publier en ligne un site sur la collection avec toutes les œuvres déjà montrées, accompagnées de notices.
Comment attirer et rassurer le public après cette crise ?
Les réponses seront différentes selon les pays, les structures. Je suppose qu’à Venise, nous serons très locaux et que le public sera peu nombreux. Nous réfléchissons à des moyens de faire vivre l’exposition en dehors de son espace d’exposition, notamment en faisant des entretiens avec les artistes.
Quel est votre sentiment pour les artistes ?
Les artistes que je suis de près sont relativement protégés, ou ont l’habitude de vivre sans beaucoup de ressources. Mais j’ai conscience que la majorité des artistes sont menacés.
Je trouve que la réponse de l’État français n’est pas du tout suffisante, c’est comme s’il n’y avait pas de prise en compte des arts plastiques. Je suis inquiète non seulement pour les artistes, mais aussi pour les centres d’art ou encore les commissaires indépendants.
Les solutions de solidarité, comme la Fondation Antoine de Galbert, et de proximité, comme l’initiative du FRAC Nouvelle-Aquitaine, me semblent souhaitables, tout comme l’entraide nécessaire entre les artistes.
Je conseille la lecture du texte de Paul Maheke, pour comprendre la situation des artistes.
Quelle(s) œuvre(s) d’art font écho à cette période pour vous ?
Je pense à Bruce Nauman, dans les années 1960, lorsqu’il était enfermé dans son studio pour créer.
Portrait : © Palazzo Grassi, ph: Matteo De Fina