Texte d'exposition - 09/11/2022
Pleure-moi une rivière, Soul2Soul/RU, Solo show du 11.11 - 24.11
Texte de l'exposition
Être de la communauté empathique
Nombreuses sont les dystopies au cinéma ou en littérature où les émotions ont disparu ou sont strictement interdites. Dans un univers aseptisé, les deux héros du film Equals tentent de vivre une histoire d’amour, alors même que l’amour et l’émotivité sont considérées comme des pathologies dangereuses pour le corps social. Ces fictions brossent le portrait de sociétés apathiques et placides, dans lesquelles le refus des émotions revient à nier toute humanité. Le repli sur soi et les difficultés à relationner, qui traversent la société actuelle – et bien réelle – sont très certainement les germes de ces dystopies, qui toutes semblent porter un avertissement grave et sinistre sur notre manière de faire société. Rares sont finalement les films ou encore les romans dont les perspectives sont réjouissantes et optimistes. L’avenir est peu souvent rose.
L’exposition d’Eva Zornio Pleure-moi une rivière est un pas de côté dans cette grisaille. Comme une capsule spatio-temporelle, elle nous transporte dans un univers futuriste, à mi-chemin entre technologie et mythologie, résolument apaisant et méditatif.
C’est le chant envoûtant d’une sirène qui nous guide sur le seuil de ce portique, pas pour nous piéger mais bien pour accueillir notre corps et ses énergies. Le voyage commence. La pièce est baignée d’une lumière rose douce, dans laquelle l’heure du jour ou de la nuit n’a plus d’importance. Le stress chronique s’évapore presque instantanément dans cette teinte pastel, dont l’artificialité n’efface pas une possible réminiscence des limbes fœtales. Le répertoire visuel de la technologie infuse çà et là - d’un écran miroir, en passant par des miroirs sans tain, jusqu’à des vues microscopiques – et s’hybride avec des formes plus féériques – larmes en verre filamenteuses, ondulations sonores magnétiques.
Explorer l’exposition dépasse la simple visite, pour arriver, par l’expérience sensitive, à une forme de présence réelle et inédite. Une reconnection avec à l’ici et maintenant, ainsi qu’une présence renouvelée aux autres et à nous-même. En effet, avec les œuvres qu’elle réunit pour cette exposition, Eva Zornio touche ici nos émotions en plein cœur, dans ce qu’elles nous permettent « d’affecter et d’être affecté », pour reprendre les mots de Spinoza. Ce « bureau du futur » que crée l’exposition a pour vocation de susciter et de recevoir nos émotions, métamorphosant notre régime d’émotivité et de facto nos manières d’être au monde en esprit et en corps. Pour reprendre les mots de Michelle Rosaldo, l’artiste traite les émotions comme des pensées incorporées, c’est-à-dire comme des manifestations psychosomatiques. Le corps délivre ainsi les signes affectifs qui nous traversent sous divers mouvements : rires, pleurs, colères, mais encore contractions, oscillations, relâchements, battements. La vidéo To poke gently donne à voir les successions de ces différents états émotionnels : l’ensemble du haut du corps de la performeuse est tout entier mobilisé par la vague émotive. Celle-ci brouille les traits du visage, fait se soulever les bras et pencher la tête en arrière et en avant, saccade la respiration, agite la chevelure. Notre référentiel des émotions devient alors défaillant face à l’indistinction qui s’impose : le rire et les larmes forment un seul et même tout, un cycle sans début ni fin. Il n’est plus de tristesse ou de joie, mais un état émotionnel holistique. La difficulté et la fragilité des liens que nous tissons et détissons entre individus se dissout dans cette reconsidération des valeurs des émotions, trouvant là une résolution, presque primitive. Non seulement la danseuse Eve Chariatte réussit à tenir cet état de pleine conscience émotionnelle, mais elle parvient aussi à nous le faire partager. Incrusté dans un écran miroir, son corps se mélange visuellement au nôtre, puis nos propres neurones-miroirs effectuent la translation émotive : son rire, même flou, demeure communicatif. De ce partage spontané d’émotions et des liens invisibles ainsi créés, émerge alors une communauté émotionnelle pour emprunter à Barbara Rosenwein son concept historiographique. Des groupes humains se retrouvent ainsi unis dans la puissance de circulation et d’adhésion des émotions. Animés par des affects circonstanciés, ils composent un autre paysage social, plus organique, fait d’entrecroisements et d’interpénétrations. Ce renouveau émotionnel et relationnel s’étire également dans des formes de dialogues revisitées. Au mur sont en effet accrochées et mises à disposition des feuilles dont le texte oscille entre poésie, conversation, monologue, adresse, interrogatoire, confession. Autant de jeux de langage qui nous sont offerts, que nous pourrons emporter, pour nourrir nos communautés émotionnelles. Les visiteur·euse·s de cette exposition, de façon consciente ou inconsciente, partagent en effet une communauté inédite, pour laquelle c’est la capacité d’empathie fait liaison.
Paramecium’s death prouve que les mouvements adaptatifs, qui selon Antonio Damasio, sont la racine des émotions, peuvent aussi être éprouvés par des organismes unicellulaires. Placés sous la lunette d’un microscope, ces paramécies forment une constellation qui semble frénétiquement devenir plus compacte à l’approche du danger qui finalement les condamne.
Cette empathie nous relie à autrui, mais Eva Zornio offre aussi la possibilité de poser un regard empathique sur soi-même, de considérer ses propres émotions avec sincérité et bienveillance. Des miroirs sans-tain dans l’espace permettent de se regarder en face, d’accepter cette part de nous-même qui nous est parfois aussi étrangère qu’autrui et qu’il est plus facile d’ignorer voire de rejeter. Dans Vendredi ou la vie sauvage, Robinson Crusoé retrouve un miroir, mais n'arrive plus à sourire, son isolement ayant effacé ses capacités expressives. Et nous ?
Pourra-t-on esquisser face au miroir un sourire ? Peut-être verserons-nous une larme qui se transformera en perle comme dans la mythologie japonaise ? Peut-être que les larmes en verre dispersées dans l’espace d'exposition sont celles des précédent·e·s voyageur·euse·s …