Textes - Interview - 26/05/2020
Julie Crenn est historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition, indépendante et féministe. Elle a fait ses études d’Histoire de l’art à l’université Rennes II. Dans le cadre de sa spécialisation en histoire et critique de l’art contemporain, elle a fait un mémoire sur l’œuvre de Frida Kahlo. Elle a ensuite fait une thèse sur les pratiques textiles contemporaines à l’université de Bordeaux III. Ses recherches et ses pratiques de critique et de commissaire sont imprégnées des mouvements féminismes, queer et postcolonial, et sont donc résolument politiques. Julie Crenn habite à la campagne en Normandie et ce véritable parti-pris, quasiment politique aussi, influence ses projets et son identité de commissaire.
Ce sont les artistes qui l’ont amenée à développer une pratique de commissariat d’exposition, puisque son projet initial était plutôt orienté vers la recherche, l’écriture et l’enseignement. Depuis sa première exposition en Belgique en 2012, elle a donc appris ce métier en le faisant. Cette pratique de commissariat s’avère pour elle indissociable de celle de critique d’art, et la recherche.
Depuis 2018, elle est commissaire associée à la programmation du Transpalette, centre d’art contemporain de Bourges.
Quels étaient les projets en cours ou à venir ? Quels sont les impacts de la pandémie ?
J’ai travaillé sur une exposition monographique de Sandra Lecoq au centre d’art de Vénissieux, qui a dû fermer, et qui sera prolongée et ouvrira à nouveau dès que possible.
Au Transpalette, nous devions ouvrir le 30 avril l’exposition Hope will never be silent du duo argentin Chiachio & Giannone. Cette exposition s’inscrit dans un projet itinérant de long terme intitulé Celebrating Diversities, initié d’abord à Buenos Aires, puis poursuivi à Los Angeles, qui s’intéresse à l’iconographie de la communauté LGBTQIA+. J’avais invité les artistes à montrer les œuvres produites dans les deux précédentes villes, et nous devions les recevoir pendant un mois en résidence pour qu’ils réalisent une mosaïque textile inspirée de la communauté française. Cette exposition est reportée au printemps 2021.
La deuxième exposition sur laquelle je travaillais et qui devait ouvrir à l’été 2020, est elle aussi reportée d’un an. Elle s’inscrit dans un cycle de duos, entre un.e artiste reconnu.e et un.e artiste dont l’œuvre est plus discrète. Pour cet été, j’avais prévu une exposition intitulée Les Meutes, rassemblant des œuvres canines d’Henri Cueco et d’Edi Dubien.
Pour la réouverture du Transpalette, les visiteurs pourront (re)voir l’exposition de Simon English, dont le commissaire invité est Frank Lamy.
Aucune exposition n’est annulée, la programmation du printemps et de l’été est décalée d’une année. Cependant, nous tenons nos promesses auprès des artistes, iels sont rémunéré.e.s pour les projets et les expositions prévus.
Vous abordez la situation financière des artistes, comment êtes-vous impactée en tant qu’indépendante ?
Comme nous tous.te.s, je suis confrontée en tant que commissaire à un arrêt de mon activité et donc à une coupe économique, cependant en tant que critique, ma pratique d’écriture compense suffisamment. Par ailleurs, habitant à la campagne, je ne suis pas confrontée à la même échelle de frais que les artistes ou les commissaires indépendant.e.s qui vivent à Paris et dans les grandes agglomérations. Si mon loyer était par exemple plus élevé que le loyer actuel, je ne pourrais pas être aussi libre dans mon travail. Je dois aussi préciser que je suis très soutenue par l’équipe du Transpalette, et je vois une véritable solidarité se mettre en place envers les indépendant.e.s.
En habitant à la campagne, étiez-vous déjà habituée à développer votre pratique à distance, comme c’est de rigueur en ce moment ?
Pas vraiment, cela va bientôt faire 15 ans que je prends le train régulièrement et que je sillonne le territoire. Ce confinement me fait réaliser que ces déplacements ne sont pas tous indispensables.
En revanche, je maintiens qu’une visite d’atelier ne peut pas se faire avec une webcam, et qu’une exposition ne se regarde pas derrière un écran. L’expérience physique de l’art est essentielle.
Vous n’êtes donc pas convaincue par un commissariat à distance ?
Pas du tout ! Le commissariat commence par des visites d’ateliers, des moments de rencontre et de travail, puis vient la question du montage, de la médiation et des différents rituels comme le vernissage. Pour moi, il n’y a pas de dématérialisation possible. Mon point de vue est assez radical, mais il vaut mieux ne pas faire d’exposition, que de faire des expositions à distance et sans rencontre physique avec le public. J’en suis convaincue pour les associations, les centres d’art et les musées, mais il est vrai que la situation est par exemple différente pour les galeries d’art. Le soutien à la création passe actuellement par des ventes en ligne.
Est-ce que les publics auront toujours envie de voir de l’art et comment les rassurer ?
Il me semble que les gens ont envie d’aller voir des expositions, d’aller au cinéma et au théâtre. Bien sûr, je fais partie de ce milieu culturel et mon propos est peut-être biaisé.
Pour ce qui est du Transpalette, nous nous préparons à rouvrir en respectant les gestes barrières et en appliquant des précautions de base (nombre limité de visiteurs, masques, gel, distanciation sociale). C’est aussi un moyen de créer une expérience de visite beaucoup plus resserrée avec un rapport à l’espace, aux œuvres et à la médiation qui sera plus privilégié.
En revanche, dans la friche culturelle dont nous faisons partie, je suis plus inquiète pour la salle de concert ou l’espace dédié aux arts vivants qui vont pâtir plus fortement de cette crise, il y a donc des choses qui me semblent être plus compliquées que d’ouvrir une exposition.
Est-ce que le confinement a changé votre manière de découvrir des artistes ?
La rencontre se fait habituellement par le biais d’expositions, mais aussi d’Internet. Pour les dernières semaines, je peux prendre un exemple concret pour répondre à cette question. Je fais partie du jury pour la résidence d’artiste de la Verrerie, et j’ai donc reçu 43 dossiers de candidatures. En étudiant ces dossiers, j’ai découvert le travail de Lundy Grandpré qui est basée à Lyon. Par un échange de mail, je l’ai invité à participer à une exposition consacrée aux questions écoféministes et qui se tiendra au Transpalette en octobre cette année. La rencontre s’est faite grâce à leur portfolio. Évidemment c’est une première étape, il me tarde de pouvoir la rencontrer en dehors des écrans.
Je pense qu’il est aussi très important de garder un contact fort avec les artistes, les commissaires, les directeur.trice.s de structures. Je crois que nous n’avons jamais autant parlé. Je vois une communauté où les individualités sont très fortes se resserrer, c’est réjouissant.
J’observe par ailleurs, une sorte de sidération collective, et dans ce contexte réfléchir, travailler, se projeter sont difficiles. De mon côté, je me concentre sur ce que je veux montrer après cette expérience internationale inédite. Qu’allons-nous montrer ? Qu’avons-nous envie de dire après ce que nous avons vécu tou.te.s ensemble ?
Quel est votre sentiment pour les artistes ?
Je trouve que les artistes s’expriment beaucoup. Il y a de très bonnes initiatives comme celle du groupe Économie Solidaire de l’Art. J’observe aussi sur les réseaux sociaux un désir de création formidable. Beaucoup d’artistes postent des œuvres quotidiennement, au fil des jours des séries se créent. Je pense aux publications quotidiennes de Katrin Stroebel, de Matthieu Gillot, de John Deneuve ou encore de Florentine Lamarche Ovize. Les artistes s’expriment avec leurs armes et leurs pratiques.
De nombreux.ses artistes me disent qu’iels sont habitué.e.s au confinement, que l’atelier est lui-même un lieu de confinement et d’isolation. Peut-être alors que la création n’est pas vraiment impactée. Le drame se joue plutôt au niveau de la rencontre avec les œuvres, de leur diffusion, avec des expositions qui sont annulées et des ventes qui diminuent.
Je trouve que de ces moments difficiles peuvent tout de même surgir des discours nouveaux, et des projets prometteurs.
Quelle(s) œuvre(s) d’art font écho à cette période pour vous ?
Je pense à Frida Kahlo, qui a passé une large partie de sa vie alitée, confinée, isolée. Pourtant, cela ne l’a pas empêchée de devenir une des plus grandes artistes du XXème siècle.
Pour en savoir plus sur Julie Crenn, n'hésitez pas à regarder l'entretien filmé le 19 novembre 2019 sur une invitation de Julie Crenn et de Pascal Lièvre, dans le cadre de l'exposition HERstory au FRAC RÉUNION Piton Saint-Leu