Textes - Review - 02/09/2021
Avant-propos :
Le Palais de Tokyo a ouvert son exposition pensée en réponse à la crise sanitaire seulement sept jours avant la seconde phase de confinement de 2020. Cette exposition se concentre sur la place du corps, ses significations et ses réalités, dans un contexte où le virus se transmet par le contact et vient affaiblir non seulement nos corps individuels, mais aussi le corps social. Daniel Pennac a écrit en 2012 Journal d’un Corps. C’est une fiction autobiographique, un journal intime de toutes les variations corporelles au long d’une vie. J’ai voulu reprendre ce schéma et écrire le Journal d’un Anti-Corps.
Premier temps : Naissance
A-t-on des souvenirs de nos neufs mois fœtaux ? Notre conscience active ne fait pas souvent remonter à notre clairvoyance ce temps amniotique. Mais il est sûr que notre inconscient est pétri par ses premiers instants. Tala Madani propose une vidéo d’animation qui chatouille en nous ces souvenirs prénatals. The Womb donne à voir en accéléré le développement d’un fœtus et la perméabilité de l’utérus. Face à la violence du monde extérieur, le fœtus s’arme. Nous aurions sans doute bien voulu pouvoir faire de même, nous révolter dans le ventre de notre mère contre la cruauté qui nous prend de force une fois sorti. L’artiste nous invite à réfléchir sur la vulnérabilité des corps, la perméabilité de nos êtres, de notre couche de peau. La mise en dialogue de cette animation avec la vidéo Tusalava Len Lye est bien spatiale, temporelle et plastique. Les couleurs chatoyantes de l’une s’opposent au noir et blanc de l’autre, la contemporanéité de The Womb fait écho à l’ancienneté de Tusalava. Tala Madani et Len Lye nous unifient avec humour et grotesque dans cette vision intérieure et nous offrent une naissance visuelle et intellectuelle. Ghita Skali avec son installation Ali Baba Express Épisode 3 nous offre elle une naissance sensorielle. Partout dans l’espace d’exposition sont disposés des cartons pleins de feuilles de verveine. Importés par un réseau informel de transport de marchandises entre le Maroc et la France, les 200 kilos de verveine dégagent une odeur qui monte à la tête. Ce choc sensoriel c’est celui de notre premier cri, du premier contact de la lumière sur nos yeux. Ces feuilles n’ont pas uniquement franchi des frontières nationales, elles font tomber également nos frontières corporelles. Notre corps, par la stimulation de nos sens, prend conscience de son exposition à l’extériorité sous toutes ses formes.
Second temps : Enfance
Nous sommes un corps qui vient de naître et qui progresse dans l’exposition. Après avoir pris conscience de nous-même, de notre enveloppe corporelle et de son contact avec l’étranger, nous sommes confrontés à nous-même. Après le corps qui se construit d’abord en réaction à l’autre, il y a le corps face à lui-même. Ce tête-à-tête corporel, c’est Tarel Lakrissi qui nous l’offre. Unfinished Sentence II est une installation suspendue de 30 lances en métal. Cette danse aléatoire de ces sculptures aériennes est rythmée par une bande sonore. L’artiste propose une chorégraphie envoûtante, et le corps s’y laisse prendre. Inspirées par l’œuvre littéraire de Les Guérillères de Monique Wittig, ces tiges sont autant d’armes nécessaires à la construction de son identité de genre, de son orientation sexuelle. Si l’embryon de Tala Maladi était armé d’un pistolet, c’est à l’enfant qui sommeille en nous de partir au front. Cette bataille que le corps se livre, Kate Cooper l’aborde elle-aussi dans son œuvre Infection Drivers. L’artiste anglaise utilise la CGI (Computer-Generated Imagery) pour montrer la subversion qu’impose la technologie à nos corps. Cette colonisation technologique de chacun d’entre nous pose la question de l’eugénisme et de la perfection. Dans la vidéo de l’exposition, une femme créée sur un ordinateur est sujette à la palpitation d’une membrane qui la recouvre. Comme un cœur qui bat, cette membrane agit sur le corps de la femme, sans que l’on puisse savoir si cela est bénéfique ou néfaste. La construction de soi, dans notre identité, est nouvelle fois au cœur de cette installation vidéo et sonore. Apprendre à être soi, à se connaître est le travail de toute une vie dont les jalons sont posés dans l’enfance. Ces œuvres nous invitent à questionner notre socialisation primaire et ses effets sur l’acceptation de nos corps et de ses désirs.
Troisième temps : L’adolescence
Nous venons de traverser l’enfance, nous sommes pour un temps devenu des soldats – figurines ou de vrais militaires. Ce duel quasiment schizophrénique nous a permis de percevoir les limites de notre corps, ses forces et faiblesses. Avançons dans l’exposition vers le temps de l’adolescence. Rimbaud écrivait « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. », c’est une adresse décomplexante, l’expression d’une forme d’insouciance juvénile. L’exposition Anticorps vient perturber cette désinvolture et il faut bien se rappeler que l’adolescence est une période où l’on fait l’expérience de la marginalisation. Contre un groupe de pairs, toujours soudé, souvent excluant, notre corps se retrouve dans des extrêmes de solitude et d’isolation. Les Peaux de dame Pauline Curnier Jardin sortent ici d’une poubelle, là d’une portière de voiture. Ce sont des peaux de femmes fripées, molles, flétries. Elles racontent tous les stigmates que la société impose aux femmes, toute l’exclusion machiste que la domination masculine charrie avec elle. Ces peaux se sont nos peaux d’anti-héros, nos peaux écrasées, nos peaux d’adolescents hésitants et oppressés. Koki Tanaka fait écho à la discrimination féminine par une autre forme de discrimination, celle de l’origine et de la nationalité avec son film ABSTRACTED/FAMILY. Filmé dans leur intimité quotidienne, quatre japonais ayant une double nationalité, racontent leur place en marge d’une société qui se veut unifiée et identique. Koki Tanaka nous rappelle que face à un corps social, des corps minoritaires tentent de survivre.
Joséfa Ntjam rassemble les questions féministes et raciales dans un aquarium délesté de sa fonction, intitulé Unknown Aquazone. C’est une installation presque psychédélique par ses jeux de couleurs et de textures, qui propose une évasion vers des mondes imaginaires aquatiques. L’artiste s’inspire d’une mythologie panafricaine, vaudou pour créer des univers végétaux ou numériques au sein desquels les luttes noire et féministe se répondent. C’est une fascination visuelle que l’œuvre de Joséfa Ntjam exerce sur notre regard de jouvenceau. Notre corps porte sur lui toutes une série de signe extérieur, comme notre couleur de peau, qui entraine bien souvent une racisation dangereuse et mortifère.
Les six visages de Pain Scale de Carolyn Lazard démontrent précisément que les idées reçues ont la peau tenace, contrairement à la nôtre. Inspirés par une échelle d’auto-évaluation de la douleur, ces smileys marrons souriants dénoncent la menace des préjugés racistes, comme celui qui veut que les personnes de couleur seraient moins sensibles à la douleur que les personnes blanches. D’un premier abord sympathique, cette œuvre est trompeuse et nous surprend par sa signification à juste titre alarmiste. Notre corps pubère est traversé de sensations désagréables, nous avons face à nous rassemblés le sexisme et le racisme. Deux faces d’une même pièce, ils broient nos corps fragilisés et nous mettent au ban de la société.
Quatrième temps : trentenaire
Nous passons le cap de la vingtaine, les plus vieux nous envient notre jeunesse, et les plus jeunes nous envient notre maturité. Boostés par cette convoitise nous ouvrons nos corps à de nouvelles expériences et sensations. C’est une période faste pour les découvertes corporelles en tout genre. Et en première ligne : l’érotisme. Trois artistes abordent cette sensualité qui éclot. Özgür Kar présente deux sculptures faites de câbles et d’écrans qui doivent nous faire prendre conscience des changements que le numérique impose à notre corps comme enveloppe charnelle. Ces œuvres, pourtant plates, titillent notre besoin de contacts tactiles. Le contact inaccessible, dont le corps est privé, a également inspiré à Kevin Desbouis l’œuvre Song of Songs. Ces huit enveloppes sont éparpillées dans l’exposition et leur contenu est illisible attise notre sexualité. Vigoureux que nous sommes, nous sommes aussi des corps de désirs. C’est finalement Xinyi Cheng qui allume avec ses sept peintures le feu de notre exaltation sensuelle et sexuelle. Contempler les parties du corps peintes par Xinyi Cheng c’est faire fi de l’interdiction actuelle de caresser et de se toucher.
Cinquième temps : l’âge adulte.
L’âge adulte, béni ou maudit, nous sommes maintenant soumis à nos responsabilités sociales, économiques et familiales. Nous pouvons nous laisser dévorer par le système, où se dresser contre lui. C’est l’âge politique, l’âge de la résistance et de l’indignation. Cette énergie contestataire se déploie dans l’œuvre La question est posée de Dominique Petitgrand. C’est un patchwork sonore de brides de manifestants. Bercés par les chants et slogans, nous sommes revigorés dans notre chair et dans notre sang. A.K.Burns appelle à l’action avec deux sculptures, qui représentent des allégories par le moyen de matériaux pauvres et abîmes. L’artiste alerte sur le péril environnemental qui se rapproche de nous. Notre corps sont les flambeaux de la révolution et nous devons prendre conscience de cette puissance révolutionnaire qui sommeille ne nous.
Sixième temps : La vieillesse.
C’est l’heure du bilan, nos corps sont en fin de course, essoufflés. Florence Jung lance un appel à participation pour un scénario. Seule condition : allez bien. Cette injonction sociale au bonheur se vérifie à tous les âges, mais pour nos corps âgés c’est un défi plus pressant encore. Face aux corps qui déclinent, il faut garder une forme morale. Il faut se battre pour durer et être heureux. Et pourtant, quelle panique éprouvons-nous. Face à nous, une seule issue : la mort. Cette fin ne peut être qu’apocalyptique pour l’histoire individuelle. Nile Koetting exploite cette angoisse avec Remain Calm. Le Palais doit se soumettre à un exercice d’évacuation catastrophe. Chacun doit faire siens les consignes de sécurité et les vérifications techniques. L’artiste fait vivre à nos corps fatigués un dernier sursaut d’adrénaline. Allons-nous survivre, allons-nous périr ? N’oublions pas que nos corps ne sont qu’une enveloppe périssable.
Légendes des images :
Tala Madani, The Womb, 2019. Courtesy de l’artiste et Pilar Corrias (Londres).
Ghita Skali, Ali Baba Express Épisode 3, 2020. Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Tarek Lakhrissi, Unfinished Sentence II, 2020. Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Kate Cooper, Infection Drivers, 2018. Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Pauline Curnier Jardin, Les barricades, 2020. Courtesy de l’artiste et Ellen de Bruijne Projects (Amsterdam). Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Koki Tanaka, ABSTRACTED/FAMILY (version monocanale), 2020 (photogramme). Courtesy de l’artiste, Vitamin Creative Space (Guangzhou), Aoyama Meguro (Tokyo).
Josèfa Ntjam Unknown Aquazone, 2020. Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Carolyn Lazard, Pain Scale, 2019. Courtesy de l’artiste et Essex Street / Maxwell Graham (New York). Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Özgür Kar, COME CLOSER, 2019. Courtesy de l’artiste et Édouard Montassut (Paris). Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Kevin Desbouis, Song of Songs, 2020. Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Xinyi Cheng, Julien, 2017. Courtesy de l’artiste et Antenna Space (Shanghai). Crédit photo : Xinyi Cheng et Antenna Space.
A.K. Burns, Pitch Black Dry Sack, 2019. Courtesy de l’artiste et Michel Rein (Paris/Bruxelles). Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole
Florence Jung, Jung76, 2020. Courtesy de l’artiste et New Galerie (Paris). Crédit photo de l’artiste
Nile Koetting, Remain Calm (edu+), 2019 - en cours. Vue de l’exposition « Anticorps », Palais de Tokyo (23.10.2020 – 03.01.2021). Crédit photo : Aurélien Mole