Textes - Portrait - 31/07/2023
Le travail de Manon Galland se situe à la croisée du monde artistique et du monde agricole, s’inscrivant dans le mince sillon creusé par des artistes comme Nicolas Tubéry, Damien Rouxel ou encore le duo Aurélie Ferruel et Florentine Guédon. Le monde agricole se fait doucement une place dans le paysage artistique contemporain, porté par des artistes qui entretiennent avec l’agriculture un lien intime et une implication personnelle, en tant que fille ou fils, petite-fille ou petit-fils d’agriculteurs·rices.
La famille de Manon Galland, installée dans le Grand-Est, cultive une exploitation agricole, céréalière et d’élevage bovin, depuis plusieurs générations. Cette position interne permet d’éviter de tomber dans une forme d’esthétisation ou de romantisation de la paysannerie, déconnectée de ses enjeux et de ses réalités et l’artiste affirme plutôt des formes plastiques simples – photographies, vidéos, actions – qui sont pour autant un concentré d’émotion et une quintessence de la condition agricole. Pas de fioriture, mais authenticité éclatante qui se donne sans détour et nous frappe aussitôt. Par le choix de ces médiums doté d’un surplus d’âme, l’artiste vient aussi réconcilier art et documentaire, trouvant un juste entre-deux entre le reportage engagé et l’invention créatrice. À la manière d’une enquête-participative, sa sensibilité personnelle se devine derrière les cadrages, dans les sujets des photographies. Elle déambule dans la ferme familiale, l’objectif à la main, et sait d’instinct ou par expérience où et quand capter la lumière, débusquer les détails du paysage, immortaliser la trace de la présence humaine. Elle est habitée par les reflets des saisons, des différentes heures de la journée et nous les transmet comme un témoignage. Elle réalise de nombreux clichés, qui font partie du processus de travail et de sa progression, jusqu’à la sélection finale d’un cliché pour la série. Sa photographie ne cherche pas l’extraordinaire, mais bien plutôt à sublimer le quotidien. C’est une quête de la douceur de chaque instant, lancée sur les traces des gestes de l’homme. Elle s’arrête avec fascination sur les outils laissés-là : une brouette renversée, un ballot de paille bloquant une porte. Sans y toucher et sans orchestrer de mise en scène, son œil capture les habitudes de travail, qui témoignent d’une forme nécessaire de pragmatisme. Dans ce décor se lit la réalité d’un monde sous pression, où le temps est contraint par une exigence impérative de rentabilité. De photographies en photographies, on découvre l’architecture si particulière d’une exploitation agricole, ses espaces extérieurs et intérieurs, faite de lignes, de portes, de segmentations, de grilles. La rondeur des ballots de paille vient trancher avec cette rigidité géométrique, dictée encore une fois par des objectifs économiques et par une économie de moyens. La colorimétrie y est saisissante, des marrons, des gris, des beiges, une gamme chromatique qui vient unir les bâtiments, les bêtes, le foin dans un paysage cuivrééprouvé par le passage du temps. Outre ces couleurs, l’artiste évoque aussi des sensations et des textures : on pourrait presque entendre les bruits métalliques des portes, le bruissement de la paille, ou sentir la chaleur des bêtes que l’on voit fumer, humer les odeurs de crottin. Derrière son objectif, la ferme est donnée à voir comme un lieu de travail mais plus encore un lieu de vie. Un lieu où persiste malgré des journées denses et une précarité certaine, une réelle douceur entre l’humain et les bêtes, à rebours des représentations que les médias véhiculent sur le monde agricole.
En cela, la pratique de Manon Galland est engagée. Engagée pour renouveler l’image industrielle des fermes agricoles. Engagée pour alerter sur les conditions de vie des agriculteurs. Dans une installation, sous des sacs d’engrais, elle diffuse un enregistrement d’une question posée au Sénat sur le suicide et la surmortalité des agriculteur·rices. Dans la vidéo Tendresse du matin, son père répond à ses questions et lui confie les difficultés quotidiennes tout en s’occupant de ses bêtes : l’amplitude horaire d’une journée, l’impossibilité d’embaucher du personnel, la réduction des aides publiques, l’impossibilité d’avoir des loisirs ... Lorsqu’elle interroge et filme sa grand-mère dans Souvenirs doux-amers, le constat de la génération précédente est le même, et se double d’une dimension féministe : la place de la femme dans le milieu agricole n’échappe pas aux logiques patriarcales, manifestée avec beaucoup de violence que sa grand-mère a éprouvées toute sa vie et en rapporte des exemples.
Manon Galland mène aussi des actions qui croisent engagement et formes artistiques et qui visent la sensibilisation par la participation. Avec une première action 55230, elle a glissé dans divers lieux, bibliothèques, librairies, kiosques, des photographies numérotées imprimées sur papier ensemencé. Leur découverte par des individus et leur potentiel devenir plante est remise au hasard d’une rencontre accidentelle. Pour l’action Le prix du lait, elle a repris et détourné la forme du ticket de caisse pour afficher la répartition du prix du lait entre les industriels, la distribution, les éleveur·euses et la TVA. Ces stickers ont ensuite été collés discrètement sur des briques de lait dans des supermarchés, s’infiltrant dans le quotidien et les habitudes des consommateur·rices.
Avec la complicité d’Eva Prusiewicz, elle a aussi expérimenté une première version del’action Vide-Grenier, qui consiste à inviter des artistes à venir visiter la ferme familiale et à y installer temporairement leur atelier pour créer des formes plastiques à partir de leurscollectes et de leurs observations et de les vendre ensuite sur la brocante du village. Cette action, amenée à être reproduite, dit bien l’engagement que Manon Galland met au service de la conciliation et du dialogue entre le monde paysan et le monde artistique, qui traverse toute sa pratique.
Texte commandé par la Biennale de Mulhouse pour les lauréates de l'édition 023