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Nicolas Bourriaud

Textes - Interview

Nicolas Bourriaud

Nicolas Bourriaud a commencé à écrire dans les années 1980, d'abord dans des revues spécialisées, puis en publiant ses propres essais et livres, traduits en plusieurs langues. Il fut avec Jérôme Sans, le premier directeur du Palais de Tokyo de 2000 à 2006. Il est ensuite nommé à Tate Britain à Londres pour la Tate Triennal.

À son retour à Paris, il exerce des fonctions au Ministère de la Culture, avant d'être nommé directeur de l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris.

Il dirige depuis 2017 le MO.CO. à Montpellier, qui regroupe la Panacée et l'École Supérieure des Beaux-Arts de Montpellier et l'Hôtel des Collections.

En 2019, il a été commissaire de la 16ème Biennale d'Istanbul, dernier volet d'un cycle de réflexion et d'expositions sur les liens entre l'art contemporain et l'anthropocène.

Quels étaient les projets en cours ou à venir ? Quels sont les impacts de la pandémie ?

Le virus n’a ralenti aucun projet. En revanche, nous avons été obligés de réorganiser le calendrier. L’exposition Mecaro, l’Amazonie dans la collection Petitgas a été prolongée à l’Hôtel des Collections jusqu’en septembre, ainsi que Permafrost, les formes du désastre à la Panacée. Les deux expositions d’été sont reportées en mars 2021.

Avez-vous mis en place des moyens numériques pour continuer à faire vivre le MOCO ?

Nous avons lancé trois initiatives. Dans un premier temps, la mise en ligne de conférences, notamment celle d’Emanuele Coccia, celle de Luc Boltanski, toutes deux en 2018. Nous avions ce projet de valorisation des archives depuis longtemps, le confinement l’a accéléré. Ensuite, nous avons développé un programme de podcasts, réalisés par les médiateurs et les curateurs, une œuvre analysée de près.

Enfin, nous avons créé sur Instagram une sorte de carnet de notes collectif, Locus Solus, qui est une réflexion curatoriale sur la réclusion, à partir d’œuvres ou de textes. Instagram s’est vite imposé à nous pour plusieurs raisons. Tout d’abord, je ne suis pas convaincu par les expositions virtuelles, que je trouve en général assez ennuyeuses, des ersatz d’expositions. Je crois à la pertinence des formats, et Instagram est un format intéressant pour un travail collectif. Ce réseau social nous offre un mode d’exploration nouveau, et des possibilités de partage.

Pensez-vous que les réseaux sociaux vont s’imposer comme format complémentaire à une exposition ?

Le milieu de l’art évolue par polarisations. Aujourd’hui une nouvelle polarité s’organise, entre présence physique et présence en ligne. Cette polarisation va perdurer, mais je pense que cette crise nous apprend la valeur de la présence physique, et renforcera l’expérience de l’œuvre en tant que valeur en soi.

Comment attirer et rassurer le public après cette crise ?

Je pense que les gens ont envie de voir de l’art et d’y être exposé, et que l’image d’une œuvre sur un écran ne peut pas remplacer cette présence, cette rencontre avec une œuvre. Un tri va s’opérer dans le public, et peut-être que cette pandémie nous permettra d’en finir avec quelques faux semblants qui gangrènent le monde de l’art contemporain.

Cette crise va-t-elle influencer votre programmation ?

Pas directement, mais elle me permet aux artistes de penser différemment. Je viens de finir un nouveau livre pendant ce confinement, qui paraitra en Janvier 2021, intitulé Inclusions, esthétique du capitalocène. Ce sera sans doute un des premiers livres consacrés aux effets d’une telle crise dans l’esthétique. Nous avons également accéléré un projet en raison de l’urgence, une exposition probablement intitulée 100km, ou Court Circuit, avec les artistes du territoire proche.

Cette crise amorce-t-elle un retour au local ?

Elle relance surtout la dialectique entre le local et l’international. Il ne s’agit pas de se confiner dans une autarcie malsaine, ni de nourrir des replis traditionnalistes. Il ne faut pas céder au repli mental et identitaire. Il s’agit plutôt de repenser la dialectique entre le très proche et le très lointain : Gilles Deleuze disait qu’être de gauche, c’est s’occuper tout autant de ce qui se passe à des milliers de kilomètres de chez nous que de notre quartier.

Cette dialectique n’invite-t-elle pas aussi à repenser le monde de l’art sous le prisme de l’écologie ?

Je suis d’accord avec Bruno Latour, qui affirme que cette crise devrait nous permettre d’amorcer enfin une vraie transition écologique. L’année dernière j’étais le commissaire de la Biennale d’Istanbul, pour laquelle la question environnementale a été cruciale. Nous avons cherché à développer des modèles plus respectueux, plus sain en termes d’écologie. Cette Biennale venait clore pour moi une réflexion sur l’anthropocène, initiée en 2014 avec la Biennale de Taipei. Le livre qui paraîtra en janvier apporte, je pense, quelques réponses au sujet de l’impact de l’anthropocène sur l’art.

Cette crise a-t-elle bouleversé votre pratique de commissaire d’exposition ?

La distance a toujours été un outil, mais je ne crois pas au curating virtuel. On ne peut pas faire l’économie d’être dans un lieu, de voir les œuvres, de rencontrer des gens. Imagine-t-on un réalisateur de films qui tournerait sans repérer les lieux ?

Avec l’annulation ou le report des évènements et des manifestations d’art contemporain, comment trouver de nouveaux repères ?

Je pense que l’on ne peut pas, et peu importe si nous avons une année sans repère. Cela ne devrait pas nous déstabiliser, même si c’est une cassure dans la routine. Pour moi, c’est salutaire d’une certaine manière.

Parvenez-vous à continuer votre prospection et à découvrir de nouveaux artistes ?

Pas tellement plus que d’habitude. Je prospecte tout le temps, en tenant à jour des carnets de notes, mais je ne peux pas me passer de la rencontre avec l’œuvre. Je n’ai jamais invité un artiste dont je n’avais pas vu le travail.

Cette période a-t-elle était productive ?

Oui très, cela m’a été bénéfique d’avoir plusieurs heures par jour pour me consacrer à l’écriture. Je n’ai ressenti aucune démotivation.

Quelles influences cette crise va-t-elle avoir sur l’esthétique de la création contemporaine ?

J’ai consacré à ce sujet une tribune dans El Pais le mois dernier. Pour moi, la principale leçon esthétique et mentale de cette crise, c’est la confrontation avec l’infiniment petit. Cette pandémie révèle qu’une bactérie peut modifier les grandes masses que sont les États, les populations. C’est un choc entre l’humain et l’infiniment petit. J’ai présenté une exposition en 2018 intitulée Crash Test, une révolution moléculaire, en invitant des artistes qui regardent le monde à travers l’échelle moléculaire et s’attachent à décrire la réalité non plus à partir d’objets ou de produits, mais à partir de leur composition moléculaire. Je trouve que cet épisode pandémique nous invite à scruter le monde à travers le prisme de l’infiniment petit.

Les artistes peuvent-ils scruter le monde en étant enfermés chez eux ?

Justement oui, à un niveau moléculaire. Pamela Rosenkranz utilise des produits chimiques ou des bactéries. Les artistes peuvent faire ces manipulations depuis leurs ateliers ; on peut le faire de chez soi. Je pense aussi à Ambera Wellmann en peinture, qui recompose l’espace interhumain, réorganise l’organique, dans une certaine indifférence à ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Beaucoup d’artistes, comme Cézanne, Giacometti ou encore Pierre Huygue, ont prouvé qu’il est possible de créer en étant enfermé.

Quel est votre sentiment pour les artistes ?

La pandémie fait ressortir un contraste frappant entre les conditions des uns et des autres, et souligne la précarité des arts plastiques. J’ai consacré ma prochaine chronique de Beaux-Arts Magazine à l’analyse de la réponse de l’État. Je ne peux que constater qu’une fois encore, les arts plastiques sont les parents pauvres d’une culture qui se résume trop souvent au spectacle. Pendant cette crise, tout est question de logistique mais très peu du culturel.

Quelle(s) œuvre(s) d’art font écho à cette période pour vous ?

J’ai beaucoup relu des écrits d’anthropologie, beaucoup Lévi-Strauss… J’ai l’impression d’avoir voyagé grâce à ces textes et d’avoir eu une ouverture spatio-temporelle, ce qui m’a permis de continuer à voyager.

Crédit photo : Sergio Rosales Medina